Faire pousser de la salade dans une chambre climatisée avec de la lumière artificielle, quel non-sens pour un ancien producteur de salade !
Ça a été notre première réaction avec Cari, mon épouse, lors de la découverte en 2019 des startups françaises qui se sont lancées dans l’aventure.
Mais il n’échappe à personne que le changement climatique est en train de compliquer de plus en plus la tâche des agriculteurs… Alors pourquoi pas ?
Nous avons donc créé Oasis avec nos partenaires espagnols (qui cultivent des salades en plein champs) afin de développer une technologie accessible pour les pays émergents en déficit de produits frais.
Promis ! on vous explique tout cela cet automne…
En septembre 2021, j’ai croisé Patricia Campion lors de notre dernier week-end de promo, elle rentrait des US. L’occasion d’en savoir plus sur le “Vertical Farming” de l’autre côté de l’Atlantique et comme elle est écrivaine, je lui ai demandé de partager son analyse dans une série de Newsletter Jeriko.
Je vous laisse découvrir son point de vue…
L’agriculture verticale aux US : effet de mode ou tendance de fond ?
Patricia Campion
Le boom récent de l’agriculture verticale, particulièrement aux Etats-Unis, n’est pas passé inaperçu chez Jeriko, et c’est à ce sujet que le groupe m’a demandé d’apporter mon avis de franco-américaine. Mon diplôme ISAB en poche, je suis partie aux Etats-Unis où je suis restée 25 ans, successivement dans le Maryland, en Louisiane, en Californie, dans le Tennessee, et en Floride. J’ai obtenu là-bas un doctorat en Sociologie, option Géographie, et exercé en tant qu’évaluatrice de projets sociaux et professeur universitaire, les douze dernières années à Saint Leo University en tant qu’Associate Professor of Global Studies and Sociology. Revenue dans l’Irlande natale de mon mari avec la pandémie, je me consacre maintenant à l’écriture.
Que penser donc de cet engouement récent pour l’investissement en cultures verticales outre-Atlantique ? Feu de paille, ou tendance de fond ? Après quelques chiffres et définitions, je vous propose ici une analyse des principales caractéristiques du marché américain côté investisseurs. Dans un prochain numéro, j’examinerai la situation pour les producteurs et les consommateurs.
Indoor Farming et Agriculture Verticale
Un certain flou entoure la terminologie de ce que l’on nomme « indoor farming » et agriculture verticale, que des traductions imparfaites ne font qu’augmenter. Essayons de clarifier un peu.
Le terme indoor farming ou CEA (Controlled Environment Agriculture, agriculture d’intérieur en français), regroupe toutes les cultures hors-sol en milieu plus ou moins contrôlé, des serres hydroponiques du Sud de l’Espagne au domaine plus restreint du vertical farming , ou agriculture verticale. On peut classer les différents systèmes comme ci-dessous [1]:
L’agriculture verticale, branche toute récente de l’indoor, nécessite des technologies de pointe et des investissements initiaux conséquents, mais encore moins de surface au sol que les serres plus traditionnelles. C’est vers ce secteur en particulier que beaucoup d’experts et d’investisseurs, ainsi que des décideurs comme la Commission Européenne et le Ministère de l’Agriculture américain (USDA), se tournent en ce moment pour réduire les émissions carbone de l’agriculture et nourrir la population mondiale croissante.
Alors que les Etats-Unis n’ont jamais été en pointe sur l’agriculture de serre, ils sont les pionniers du vertical, où ils sont maintenant en position de force. De façon générale, on distingue en Amérique du Nord trois créneaux pour l’agriculture verticale :
les cultures à vocation médicinale,
le cannabis,
les cultures à vocation alimentaire.
Nous n’examinons ici que le marché alimentaire, les deux autres segments étant soumis à des réglementations et conditions de marché fort différentes, même si les technologies sont souvent partagées [2].
Les entreprises qui produisent les végétaux font appel à des technologies et services divers.
Tout d’abord, les bâtiments doivent être équipés en bacs, systèmes d’arrosage, éclairage, chauffage et refroidissement, revêtements de sols, etc. Certains de ces équipements, comme les ampoules LED, doivent être remplacés régulièrement.
Ensuite, les plantes ont besoin d’un substrat solide ou liquide. Les formules sont suivies de près pour être aussi efficaces que possible.
Il en est de même pour le contrôle de l’humidité et de la température. De plus en plus, plutôt que d’en laisser la responsabilité au personnel, les producteurs recherchent des logiciels et systèmes d’intelligence artificielle pour la gestion de leurs bâtiments.
Pour les tâches manuelles, de plus en plus de firmes proposent des solutions robotiques, qui limitent le risque de contamination parasitique par l’intermédiaire des personnels humains.
Des entreprises comme Freight Farms offrent même des solutions clé-en-main qui combinent équipements, intrants et informatique. Finalement, des sociétés de service proposent aussi de gérer la maintenance des systèmes hydrauliques, de climatisation, ou d’informatique, pour limiter les risques de panne qui pourraient détruire une récolte entière. La filière crée donc tout un écosystème productif, présenté ici avec quelques exemples de sociétés américaines :
Certains types de produits, comme les services ou la robotique, sont destinés exclusivement à des structures à vocation commerciale. D’autres, comme les substrats, intrants, et structures physiques, peuvent être tournés vers les entreprises ou les particuliers. Gardyn, par exemple, fournit des modules de culture en intérieur aux particuliers, principalement urbains, qui sont attirés par la possibilité de créer leur propre potager même en appartement et sans se préoccuper des conditions climatiques.
Autre point fort, certains des fournisseurs sont technologiquement très pointus et requièrent une main d’œuvre hautement qualifiée en informatique, robotique, génétique, chimie, ou ingénierie. Un débouché non négligeable pour la Silicon Valley, ce qui contribue à son essor.
Globalement, avec une production hors-sol et beaucoup de technologie, l’agriculture verticale ressemble plus à une activité industrielle qu’à l’exploitation agricole traditionnelle. Elle va donc intéresser un large portfolio d’investisseurs et de firmes.
Le marché en quelques chiffres
Les données économiques fiables sur le secteur de l’agriculture verticale sont malheureusement rares. Beaucoup d’entreprises sont très jeunes et très petites et les autres, non cottées en bourse, ne sont pas tenues de partager leurs informations. L’innovation prime, et elle passe par la dépose de brevets. Dans cet environnement très concurrentiel, le secret industriel est primordial et ne favorise pas la dissémination de l’information [3]. Plutôt que des statistiques publiques, on trouve donc beaucoup d’études prospectives pour investisseurs, qui n’utilisent pas la terminologie de façon homogène, ce qui rend les comparaisons difficiles.
Ci-dessous sont présentées quelques données souvent citées, qui offrent un ordre de grandeur du secteur :
Les indicateurs et projections de croissance pour l’agriculture verticale sont prometteurs. La plupart des études envisagent une croissance à deux chiffres du marché aux Etats-Unis ainsi qu’en Asie, en Europe, et au Moyen-Orient. [3, 7, 8, 9] Les Etats-Unis génèrent la plus grosse part des revenus du secteur et des études anticipent que la croissance y sera la plus forte dans les dix prochaines années, grâce à des innovations technologiques en robotique ou éclairage. [7, 8]
Lors du dernier recensement horticole de 2019, l’USDA comptabilisait aux USA près de 3000 fermes horticoles vendant pour près de $750 millions de légumes et herbes aromatiques [10]. Les estimations placent le nombre d’exploitations en agriculture verticale à plus de 2000. [11]
Pour les investisseurs, cela signifie donc que la filière est à son tout début, là où les risques, mais aussi les profits potentiels les plus importants. Une situation qui convient au marché américain.
Côté investisseurs : le goût du risque dans un système ouvert
L’agriculture verticale, encore plus que les serres traditionnelles, est gourmande en capitaux initiaux. En 2010, la construction d’une ferme de 60 ha avait été chiffrée à plus de $100 millions par le gouvernement canadien [12], soit $1,6 million l’hectare. A une échelle plus réduite, un conteneur de chez FreightFarms coûte entre $82000 et $85000, soit le même prix que 10 acres (4 ha) de terre agricole de bonne qualité [13].
Les investisseurs ont donc un rôle primordial à jouer dans le secteur. Certains atouts du marché américain peuvent expliquer que le marché se développe plus rapidement là-bas :
Une relative stabilité de la première place boursière au monde. Le dollar sert toujours de valeur refuge quand les marchés sont incertains, surtout pour les investisseurs américains
Une législation accommodante et une fiscalité avantageuse pour les placements financiers
Une culture du risque qui valorise les entrepreneurs, particulièrement sur des technologies innovantes
De vastes réserves de fonds, alimentées d’abord par les fonds de pension et plus récemment par les fonds d’investissements privés, et soutenus par une vaste industrie de l’investissement
Les conditions sont donc réunies pour un essor du secteur. Dans un environnement très volatile du fait de la nouveauté relative des technologies et de leur constante évolution, de nouvelles startups naissent sans arrêt [4]. Beaucoup se lancent et échouent.
Chaque année, les sommes astronomiques que certaines d’entre elles obtiennent font la une des journaux. En 2017, Plenty attirait plus de $200 millions d’investissements, y compris de Jeff Bezos, propriétaire d’Amazon. En 2019, ce sont BrightFarms et InFarm qui obtenaient chacune plus de $100 millions d’investissements [16], tandis que Bowery récoltait $122 millions, en partie venant de célébrités de la gastronomie ou de Silicon Valley [17].
Signe que la filière se solidifie, en 2020, Walmart investit un montant non publié dans Plenty. En échange d’un siège au conseil d’administration, le numéro un mondial de la vente au détail lui offre l’accès à ses magasins et son expertise marketing [18]. D’autres parlent d’entrer en bourse. AppHarvest a tout juste franchi ce cap grâce à une fusion avec Novus Capital [3]. L’agriculture verticale semble donc sortir de son statut de projet expérimental pour s’implanter de façon durable dans l’économie des produits agricoles.
L’agriculture verticale doit encore faire ses preuves, mais aux Etats-Unis, cela semble bien parti. La rentabilité financière semble à portée de main, si la demande est au rendez-vous de façon durable. Pour explorer cette question, dans la deuxième partie de cette analyse, je vous proposerai un survol des conditions socio-politiques pour les producteurs, et des principales caractéristiques de la demande sur le marché américain.
Sources
1. Farmtechsociety. 2022. “Controlled Environment Agriculture (CEA).” https://farmtechsociety.org/controlled-environment-agriculture-cea/
2. Verticalfarming.com. 2022. “Executive Summary.” https://www.verticalfarming.com/executive-summary/
3. Zipkin, Amy. 2022. “Vertical Farms Expand as Demand for Year-Round Produce Grows.” The New York Times, 6 Avril.
4. Frederick, Alex and Kelilah King. 2021. “Cultivating Opportunities in Indoor Farming: Advancements in AI and automation poise industry for profitability.” Pitchbook.
5. Kateman, Brian. 2020. “Is the Future of Farming Indoors?” Forbes, 14 Juillet. https://www.forbes.com/sites/briankateman/2020/07/14/is-the-future-of-farming-indoors/?sh=48520b992cc0
6. Emergen Research. 2022. “World’s Top 8 Companies Leading in Vertical Farming.” https://www.emergenresearch.com/blog/worlds-top-8-companies-leading-in-vertical-farming
7. McDonald, Jordan. 2022. “A Primer on Vertical Farming, Which Is Growing Like a Weed.” Emergingtechbrew, 4 Février. https://www.emergingtechbrew.com/stories/2022/02/04/a-primer-on-vertical-farming-which-is-growing-like-a-weed
8. Astute Analytica. 2022. « Global Indoor Farming Market Size Estimated to Reach USD 62 Billion by2030, at CAGR of 10.1%.” PRNews Wire, 19 Mai. https://www.prnewswire.com/news-releases/global-indoor-farming-market-size-estimated-to-reach-usd-62-billion-by-2030--at-cagr-of-10-1-astute-analytica-301551078.html
9. Research and Markets. 2019. “United States $3 Billion Vertical Farming Market to 2024: Growing Popularity of Plug & Play Farms Scope for Automation Using Big Data and AI.” PRNew Wire, 23 Janvier. https://www.prnewswire.com/news-releases/united-states-3-billion-vertical-farming-market-to-2024-growing-popularity-of-plug--play-farms--scope-for-automation-using-big-data-and-ai-300783042.html
10. USDA National Agricultural Statistics Service. 2020. 2019 Census of Horticultural Specialties. Special Studies Vol. 3, part 3. USDA.
11. Locke, Georgia. 2022. “MB Insights-Vertical Farming: Is the Only Way Up?” MacGregor Black, 6 Avril. https://www.macgregorblack.com/mb-insights-vertical-farming-is-the-only-way-up/
12. Mellot, Diane. 2020. “Fermes Verticales ou Cultures Hors-Sol: Une Solution Prometteuse pour Alimenter les Grandes Villes?” Notre Planète Info, 31 Mars. https://www.notre-planete.info/actualites/4653-ferme-verticale-culture-hors-sol
13. Foley, Jonathan. 2018. “No, Indoor Farming Won’t Feed the World.” Globalecoguy.org, 1 Août. https://globalecoguy.org/no-vertical-farms-wont-feed-the-world-5313e3e961c0
14. Pitchbook. 2022. “Organiponic Overview.” https://pitchbook.com/profiles/company/148923-28#overview
15. Pitchbook. 2022. “Heliohex General Information.” https://pitchbook.com/profiles/company/221807-26
16. Light Science Technology. 2022. “Is Vertical Farming Profitable?” https://lightsciencetech.com/is-vertical-farming-profitable/
17. Reiley, Laura. 2019. “Indoor Farming Looks Like It Could Be the Answer to Feeding a Hot and Hungry Planet. It’s Not That Easy.” The Washington Post, 19 Novembre.
18. Foodindustry.com. 2022. “Top Indoor Vertical Farming Companies.” https://www.foodindustry.com/articles/top-indoor-vertical-farming-companies/