Les protéines alternatives vont-elles sauver la planète ?
Au printemps 2022, Jeriko a choisi d’accompagner 2 startups du secteur des protéines alternatives:
Nutropy : fabrication de protéines de caséine dans des bio-fermenteurs (Jeriko est le principal investisseur français à s’être positionné sur ce dossier)
Nudj : fabrication de galettes végétales à partir d’un fruit tropical abondant, le jacquier
Et pourtant, mes grands-parents paternels et maternels étaient éleveurs laitiers en Normandie, des oncles et tantes ont exercé ce métier et des proches continuent de l’exercer... C’est donc avec une certaine charge émotionnelle que j’aborde les dossiers de protéines alternatives. J’ai bien senti au contact de certains investisseurs de notre réseau une forte réticence à prendre position sur le sujet pour ne pas entrer en conflit avec nos agriculteurs. Mais je crois que cette réaction initiale doit être dépassée. Non seulement nous devons œuvrer à rendre notre agriculture plus durable, mais la tendance est à l’expansion du marché.
Penchons-nous sur les arguments en faveur des protéines alternatives, avant d’examiner l’offre et la demande.
La nécessité d’adapter les pratiques
La consommation régulière de viande est un phénomène récent
Les modèles agricoles existants sont le résultat d’une adaptation à l’environnement et celui-ci a évolué et continuera d’évoluer. Pour parler de ma région natale, la structure de la ferme typique normande n’a pas été toujours exclusivement orientée sur la production laitière (et de viande par association). Dans le bocage normand, entre les deux guerres, on labourait encore beaucoup entre les pommiers pour maximiser la récolte de céréales et de pommes de terre. Les vaches se nourrissaient, elles, de l’herbe qui poussait dans les parcelles non labourables et sur les fossés, et la consommation de viande restait modeste, même chez les agriculteurs. Manger de la viande et des produits laitiers tous les jours, voire plusieurs fois par jour, est une réalité récente dans notre histoire nationale, comme dans bien d’autres régions du monde : deux générations, trois au plus.
La poussée du végétalisme (véganisme), végétarisme et du flexitarisme crée de la demande
En ce début de 21ème siècle, une partie de la population des pays industrialisés se détourne de la consommation de protéines animales pour des raisons éthiques. (les végans)
Malgré les réglementations nombreuses concernant les conditions d’abattage des animaux, de trop nombreux dysfonctionnements ont été mis en évidence par certains groupes d’activistes dans les abattoirs et ont jeté le discrédit sur l’élevage dans son ensemble. Si ces dérives sont intolérables, comment avoir un jugement global sur l’élevage qui est composé de systèmes très divers et assez éloignés qui vont du bœuf qui va vivre tranquillement dans sa prairie aux poules pondeuses en cage ? A noter au passage que le bilan carbone de l’animal “heureux” est désastreux par rapport à celui de l'œuf issu de la poule “exploitée”...
Et quant aux éleveurs, mon sentiment est que la plupart d’entre eux passent 80 heures par semaine au milieu de leur élevage, veillent à leur bien-être et ont bien compris l’importance du bien-être animal pour assurer une production de qualité.
Par ailleurs, sans en arriver à un boycott des produits issus des animaux, une grande partie des consommateurs (les flexitariens) a bien pris en compte les effets négatifs de la consommation de viande et notamment de viande rouge pour leur santé mais aussi pour l’environnement..
Au milieu de ces deux groupes, les végétariens s’efforcent de ne plus manger de viande et selon les cas, s’autorisent encore le poisson ou les œufs.
En conséquence, comme nous le verrons ci-dessous, la demande végétarienne et végane a cru et va demeurer significative à l’avenir.
Le nombre de végétariens et végans est en augmentation en Occident, mais représente un marché limité : 13% en Suisse, 9% en Allemagne, (https://www.worldatlas.com/articles/countries-with-the-highest-rates-of-vegetarianism.html) 5% aux USA (https://news.gallup.com/poll/267074/percentage-americans-vegetarian.aspx) et… moins de 3% en France (https://www.franceagrimer.fr/Actualite/Etablissement/2021/VEGETARIENS-ET-FLEXITARIENS-EN-FRANCE-EN-2020).
La moyenne européenne se situe autour de 7% de végétariens et végans, et 30% de flexitariens (Smart Protein survey).
La consommation de viande augmente dans les pays émergents
Simultanément, une partie de l’humanité vivant dans les pays émergents et du Sud en général a vu son niveau de vie augmenter grâce à la mondialisation et aspire à vivre à l’occidentale. Dans les pays à revenu faible ou moyen, une augmentation du PIB par habitant entraîne une augmentation de la consommation individuelle de viande, même en Inde, un pays de grande tradition végétarienne (Are we approaching peak meat consumpion ?). Quand le revenu par habitant augmente, la consommation de viande augmente aussi, car elle est considérée comme un produit de luxe, et donc un marqueur de statut social.
Mais envoyer des vaches hollandaises en avion-cargo dans les pays arides de la Péninsule arabique et de l’Afrique sub-saharienne pour y produire du lait avec une nourriture importée d’Amérique du Sud ou produite localement avec des pivots qui irriguent une partie du désert, cela n’a pas de sens ! Comment répondre à cette demande ? Si l’on veut qu’ils puissent profiter de repas plus élaborés et protéinés en limitant l'empreinte carbone, il faut se préparer à en fournir une partie au moins sous forme de protéines alternatives.
La surconsommation engendre des problèmes de santé
Dans les pays occidentaux, on vit maintenant les conséquences négatives de nos modes de vie, sur le plan de la santé et de l’environnement. Concernant la santé, dans beaucoup de pays, dont la France et les USA, la consommation quotidienne moyenne de produits d’origine animale dépasse largement les recommandations nutritionnelles. En 2019, les Européens consommaient en moyenne 77 kg de viande par habitant et par an, et les Américains, 100, largement au-dessus de la moyenne mondiale de 38,7 kg (mappr). Les USA sont le plus gros consommateur mondial de viande rouge par habitant et consomment plus de 20% de la production mondiale, suivis de la Chine et de l’UE dans son ensemble (Beef2Live). En Europe, les Français se distinguent par une forte consommation de yaourt et fromage (Smart Protein survey).
Selon le NACRe (Réseau Nutrition Activité physique Cancer Recherche), en France, les écarts entre consommation recommandée de protéines et consommation réelle sont importants :
Source : https://www6.inrae.fr/nacre/Actualites/recommandations-nutritionnelles-France
La surconsommation de viande en particulier est responsable du développement de divers cancers et les graisses animales contribuent à l’élévation du taux de cholestérol. De plus, cette surconsommation contribue à la généralisation du surpoids et à l’augmentation de l’obésité dans la population. Alors que les recommandations sont de 2000 calories par jour pour un adulte, on en consomme en France en moyenne 3530 et aux USA, 3750 (https://www.worldatlas.com/articles/which-country-eats-the-most.html). Dans ce pays, le CDC rapporte que 42% de la population sont maintenant obèses, avec une incidence négative sur l’espérance de vie (https://www.cdc.gov/obesity/data/adult.html). Pour certains, manger moins et plus équilibré n’est plus un choix mais une nécessité. Cela va passer, entre autres, par une recherche de protéines alternatives.
Mais surtout, il faut faire face à l’urgence climatique
Nous devons considérer que les productions animales sont responsables de 14,5% des émissions de gaz à effet de serre, soit 7.1 gigatonnes d’équivalent Co2 par an (https://www.fao.org/news/story/fr/item/197623/icode/). En retour, la sécheresse qui a sévi sur toute la France cet été, conséquence du changement climatique dû à ces mêmes émissions, donne bien du souci aux éleveurs, qui déjà réclament une augmentation du prix du lait pour faire face à des coûts de production qui grimpent en flèche. Et l’on s’interroge alors sur l’avenir de la filière protéine animale. Avec le changement climatique, est-il encore possible de consommer des protéines animales tous les jours ? Surtout si l’on considère que l’investissement dans les protéines alternatives est 3 fois plus efficace que n’importe quel autre investissement (transport, logement…). L’IoCE (Impact on capital employed) est d’environ 30€ pour un investissement de 100€, en tenant compte d’un prix du CO2e d’environ 65€ ! (Food for Thought: The Untapped Climate Opportunity in Alternative Proteins | BCG)
Mais comment faire entendre raison au consommateur français, friand de fromage, yaourts, et viande ? Les protéines alternatives sauront-elles le séduire, et pour cela, vaut-il mieux tenter d’imiter la viande ou les laitages, ou s’en démarquer ?
L’offre de protéines alternatives : une gamme qui s’étend
La production de protéines alternatives constitue désormais une méga tendance du marché de la Food Tech, ayant maintenant dépassé le stade de « désillusion » des investisseurs pour s’engager pleinement dans la phase « étoile montante » (https://www.digitalfoodlab.com/foodtech-trends-in-2021/). En 2021, le marché mondial des viandes alternatives se chiffrait à 5,41 milliards de dollars, et sa croissance était projetée à 12,3 milliards en 2029 (https://www.fortunebusinessinsights.com/industry-reports/meat-substitutes-market-100239). Environ 70% du marché est en Amérique du Nord (30% aux US) et en Europe (principalement Allemagne, Royaume-Uni, France et Italie).
Le terme protéines alternatives recouvre un vaste champ d’expérimentation et production diverses, à base de produits végétaux ou animaux, qui ont pour but de se substituer à la viande, aux poissons et fruits de mer, ou aux laitages. C’est dans les années 1980 que sont apparus les premières marques de grande distribution, pour des produits à base de soja destinés à remplacer le lait pour les personnes souffrant d’intolérance au lactose ou souhaitant réduire leur consommation de graisses animales. Sojasun, par exemple, proposait yaourts et lait de soja. Le lait de soja s’est maintenant banalisé et est concurrencé par le lait d’amande ou d’avoine. Idem pour le beurre, où le traditionnel beurre de cacahouète est rejoint par le beurre d’amande.
Au XXIème siècle, il s’agit de remplacer l’intégralité des protéines animales : viandes, poissons, fruits de mer, œufs, fromage, ainsi que laits et beurres pouvant être utilisés pour cuisiner. Pour obtenir la bonne combinaison goût-texture-apparence-valeur nutritionnelle, plusieurs composants sont souvent mélangés, et des additifs (épaississants, exhausteurs de goût, etc.) font le reste. Le développement d’un produit peut prend des années avant de trouver la bonne formule.
La gamme d’options disponibles est maintenant très étendue (A Narrative Review of Alternative Protein Sources: Highlights on Meat, Fish, Egg and Dairy Analogues) :
Le tofu et autres produits dérivés du soja comptent pour 80% des ventes. La plus forte croissance est prévue pour le seitan, produit à base de farine de blé complète sans amidon utilisé comme base de plats vegans. (https://www.vegansociety.com/news/market-insights/meat-alternative-market).
Les leaders mondiaux du marché sont, selon leur valeur estimée en 2021 (https://www.statista.com/statistics/1258359/alternative-protein-companies-global-market-value/) :
Impossible Foods (9 milliards USD), qui a découvert la molécule ferrée heme, responsable du goût de la viande, et qui la produit par fermentation de levures végétales pour l’incorporer dans la fabrication de viandes hachées, en particulier des hamburgers, entièrement végétaux (https://impossiblefoods.com/)
Beyond Meat (5,2 milliards USD), qui produit aussi des alternatives viande hachée en combinant divers plantes (riz, pois, noix de coco, pomme de terre, betterave, pomme)
Oatly (2 milliards USD), l’inventeur de la boisson à l’avoine substitut du lait
Eat Just (1,3 milliards USD), inventeur d’un substitut d’oeuf à base de haricot sec et de poulet de laboratoire en partenariat avec le conglomérat agro-alimentaire ADM (https://www.cnbc.com/2021/03/01/eat-just-good-meat-sells-lab-grown-cultured-chicken-in-world-first.html)
Perfect Day (800 millions USD), producteur de produits laitiers issus de fermentation de microflore
Cependant, le marché des protéines alternatives reste très confidentiel par rapport au marché de la viande, qui se montait à environ 1,7 trilliards de dollars en 2019, et continue lui aussi de croître, principalement en Asie et en Afrique (McKinsey). Aux USA, les ventes des substituts de viande ne représentent que 2,7% des ventes de viande (https://www.kearney.com/consumer-retail/article/-/insights/plant-based-protein-parity-on-the-horizon).
L’avis des consommateurs
Selon le sondage de Smart Protein, 46% des Européens auraient réduit leur consommation de protéines animales entre 2020 et 2021. Plus du tiers (38%) sont prêts à les substituer pour des alternatives végétales, si le prix, le goût, et l’accès sont adéquats. Les Allemands, les Espagnols et les Autrichiens sont les plus disposés à changer leurs habitudes.
Aux USA aussi, les habitudes évoluent. Un sondage récent suggère que les trois-quarts des Américains accepteraient de goûter à des protéines alternatives. Le chiffre monte à 87% chez les plus jeunes (https://www.foodbusinessnews.net/articles/21245-survey-finds-strong-gen-z-interest-in-meat-alternatives#:~:text=In%20the%20study%2042%25%20said,said%20better%20for%20the%20environment). Comme en Europe, le goût est un critère déterminant, et pour les omnivores, une apparence qui se rapproche de produits connus, comme les bâtonnets de poulet ou les boulettes de viande (GFI Mindlab). Selon un sondage Nielsen, 21% des consommateurs de viandes achètent déjà aussi des viandes alternatives. Un indicateur prometteur : 90% des consommateurs qui ont goûté un produit de la gamme protéine alternative sont disposés à recommencer (GFI Mindlab). Les analyses prévoient un développement du secteur, et les attitudes des consommateurs semblent leur donner raison.
Des grandes surfaces à la restauration
Pour les fabricants, sous pression de réduire les émissions de gaz à effet de serre, la question est de savoir ce qui séduira ces deux types de consommateurs. Le marché des produits végétariens étant déjà bien couvert, il s’agit de convaincre les omnivores d’adopter un régime flexitarien, en limitant la viande sans l’éliminer complètement. On va donc rechercher des produits qui imitent la texture et le goût de la viande.
Les protéines alternatives sont maintenant largement disponibles dans les principales enseignes de la grande distribution, souvent côte à côte aux protéines animales qu’elles sont censées remplacer, en frais, longue conservation, ou surgelé, et sous des formes variées. Cela a contribué à une baisse des prix, mais ces produits restent relativement chers par rapport aux protéines animales, (de 1,5 à 3 fois plus pour un produit équivalent), en raison des coûts de R&D et marketing. Mais la situation s’améliore peu à peu (Kearney).
Toutefois, la croissance des ventes ralentit, sans-doute car l’effet de nouveauté s’efface, mais aussi parce que les habitudes alimentaires sont difficiles à changer (Kearney). Pour pallier ce tassement de la demande, aux USA et en Europe, une nouvelle filière se développe : les ventes en fast food. Aux US, les chaînes choisissent en général entre les galettes d’Impossible Foods (Burger King, White Castle) et de Beyond Meat (McDonald’s, Carl’s Junior, A&W). Le potentiel est gigantesque, si le pari marche. Pour McDonald’s, il ne semble pas que ce soit le cas. Un essai sur 600 restaurants n’a pas été concluant et la firme n’a pas annoncé de lancement national, même si le McPlant se vend dans plusieurs pays européens (CNBC). Burger King a connu plus de succès et élargit son offre (Eat This Not That). D’autres chaînes comme Taco Bell, KFC et Domino’s se lancent également.
Il est peut-être encore trop tôt pour attendre des mangeurs de hamburgers se passent de bœuf, mais dans l’ensemble, les restaurants qui ajoutent des options végétariennes et véganes à leur menu voient des résultats positifs, en Europe comme aux USA, où ils enregistrent une hausse de jusqu’à 13% de leur chiffre d’affaires. Les chaînes véganes comme Veggie Grill (Californie) ou Copper Branch (Canada) ou connaissent le succès et préparent leur expansion (LiveKindly).
Quelles évolutions à attendre?
L’usage de consommer de plus en plus des plats composés de plusieurs ingrédients où les saveurs diverses se mélangent et s’assemblent me semble un terreau plutôt favorable à l’incorporation de protéines alternatives. Même si leur goût originel n’est pas très bon, va-t-on faire la différence ?
Quant aux aspects environnementaux, il est clair que l’été caniculaire qu’on vient de vivre a contribué à la prise de conscience sur l’urgence d’agir. On peut donc s’attendre à un renforcement de la demande sur les protéines alternatives.
En Europe, la demande sera portée par des consommateurs de plus en plus avertis. Dans une autre partie du monde où l'accès aux protéines reste un enjeu, le consommateur n’aura tout simplement pas accès aux protéines animales (pour des raisons économiques essentiellement). Il est essentiel dans ce cas de mettre au point des produits adaptés à leur environnement (local et accessible) et cela passe par un long processus de développement qui démarre ici et maintenant dans les nombreuses start-ups qui se lancent dans l’aventure des protéines alternatives.
Nutropy et Nudj apporteront, chacun sur son segment, leur contribution dans quelques années aussi sur ces marchés. Avec des technologies différentes permettant chacune à terme de produire à l’échelle des produits sains et sans additifs, ces startups sont focalisées sur le goût et la texture. Bref, une vision d’une alimentation sans protéine animale qui n’est pas simplement fonctionnelle mais aussi axée sur le plaisir.
Et pour nos éleveurs, il est surtout urgent d’évaluer l’impact des différents systèmes de production afin d’orienter notre agriculture vers les modèles les plus vertueux, capables d’allier résilience alimentaire, bien-être animal, impact CO² réduit, biodiversité préservée et épanouissement des éleveurs.
Avec une consommation de protéines animales à la baisse dans les pays riches et tempérés, issues d’exploitations qui auront baissé l’impact CO2 de leur production mais aussi compensé à la ferme une bonne partie du carbone émis, et une place prépondérante de protéines alternatives dans les pays émergents et arides, nous posons les bases de notre ambition sur les protéines alternatives sans vraiment savoir à quel niveau mettre le curseur pour faire face à l’urgence climatique.
Jeriko s’engage vaillamment dans ce combat et souhaite entraîner tous ceux qui se sentent concernés dans ses futurs investissements.
Merci à Patricia Campion avec qui j’ai coécrit cette NewsLetter.
Emmanuel